1 million de morts en 150 ans
(Une histoire de la sécurité routière)
C’est l’estimation des tués sur la route et en chemin de fer de 1860 à 2010, la route en totalisant à elle seule la grande majorité (90%) selon Jean ORSELLI l’auteur de l’ouvrage publié aux éditions de l’Harmattan (consultable aussi sur internet : La documentation française/rapports publics/2005-0457-01) et dont c’est le titre :
Usages et usagers de la route, requiem pour un million de morts.
Ancien membre de la Délégation à la Sécurité Routière puis fonctionnaire à la Recherche au ministère des Transports, il l’a rédigé à partir de sa thèse d’histoire soutenue en Sorbonne en 2009.
Cet ouvrage (rempli d’observations et de tableaux où les cyclistes trouvent ou retrouvent leur place comme défricheurs des usages routiers dont profitera l’automobile ) intègre ces chiffres dans un apprentissage de la mobilité où le nombre moyen de kilomètres parcourus par chaque individu a été multiplié par 60 en un siècle et demi en dehors de la marche à pied, d’abord avec la traction attelée puis le vélo , suivi du développement de l’automobile avec un après-guerre « de l’automobilisme de masse » et une politique de sécurité routière aux objectifs changeants. Le vélo et sa pratique sont bien décrits dans leur contexte social mais il reprend l’erreur du célérifère, ne cite qu’une seule fois « le Cycliste » et oublie Velocio. Il en profite pour corriger des idées reçues.
La mobilité
Sa croissance a commencé tôt : elle a été multipliée par 2,5 entre 1860 et 1900 puis par 25 entre 1900 et 2010 ce qui a élargi en 5 générations l’univers de chacun, c’est une mobilité individuelle (vélo puis automobile) qui se fera sans les contraintes du transport en commun.
La route et la fin d’une idée reçue : celle de la route vidée par le chemin de fer
Le réseau routier couvre en 1835 120 000 km et 600 000 km en 1930, il est pratiquement achevé, restera inchangé jusqu’en 1930 et absorbera l’augmentation du trafic jusqu’en 1939
6% des routes sont pavées, le reste est empierré (procédé « macadam » : agglomérat de pierres concassées cause de beaucoup de poussières ce qui est la nuisance principale). Le goudronnage est considéré comme une dépense de luxe : en 1921 sur 40 000 km de RN seuls 300 sont goudronnés !
Les gains sur les temps de parcours sont considérables ; « c’est donc sur système technologique mature articulé sur la situation des voitures attelées et le chemin de fer que les cycles et les automobiles viendront parasiter sans beaucoup le modifier ». Ainsi a-t-on pu dire en 1905 que la France a « les meilleures routes du monde », elles seront les agents de changements sociaux. L’auteur fait à cette occasion litière d’une idée reçue : le mythe de la route vidée par le chemin de fer (par exemple Pierre Giffard dans « la fin du Cheval », article écrit en 1899). Le trafic est en réalité resté stable sur les routes nationales, a augmenté sur le reste du réseau à proportion de développement de celui-ci pour une moyenne d’une à deux centaines de « colliers » par jour ce qui nous semble faible avec nos références actuelles mais ne l’était pas pour l’époque. Les ruraux justifiaient ainsi leur appropriation de la route de même que les cyclistes et les automobilistes ! On parle déjà à l’époque de créer des « vélocevoies », ancêtres de nos pistes cyclables et voies vertes.
Autre curiosité peu connue : les locomotives à vapeur étaient parmi les premiers véhicules routiers, c’était des engins importants, articulés limités quand même à 8t par essieux et à 20km/h, servant particulièrement au transport des voyageurs ; ce sera le cas d’Ernest Michaux qui après avoir fait fortune dans le vélocipède réalisera en 1870 un véhicule articulé transportant 23 passagers à 18km/h entre Paris et Rouen avant d’être ruiné par la guerre. Ce mode disparaîtra lorsqu’on saura produire des moteurs à explosion plus puissants.
On y apprend que c’est la dictature italienne qui a inventé l’autoroute en 1923, l’autostrade Milan- les Lacs déjà financée par un péage ! Les années trente verront la mise en place de la route moderne avec une nouvelle organisation administrative (création d’une direction des routes, statut des réseaux et financement…)
Les usagers : d’abord des cyclistes
A la fin du 19°siècle, ce sont les ruraux qui occupent la route, il y a en France 2800 000 chevaux, 1 800 000 bœufs pour le travail, 200 000 mulets, 360 000 ovins, 4 000 000 de véhicules agricoles, 133 000 voitures publiques attelées. La population rurale est « ancestralement hostile à tout étranger à leur petit pays, même du pays voisin et plus généralement contre le bourgeois venu de la ville » écrit l’auteur ; les cyclistes, accusés d’effrayer les animaux de traction après les chemins de fer et avant les voitures seront victimes de jets de pierre, bousculades, actes de banditismes, conflits avec les charretiers, répression par les municipalités et les tribunaux. A noter que les cyclistes sont mal vus des compagnies de chemin de fer. Déjà !il y a de nombreux conflits pour le transport des machines et les compagnies ne mettent leurs publicités que dans des revues sportives non cyclistes. La circulation attelée atteindra son apogée en 1914 et ne déclinera au profit de la voiture qu’après les années 20.
Les industriels de la bicyclette s’engageront dans l’industrie automobile (Armand Peugeot, importateur du pneu Dunlop avec Panhard et Levassor et Albert de Dion sans oublier les frères Michelin…).
La part des bicyclettes dans le trafic (en voyageurs/km) passe de 29% en 1918 (elles sont 2200000) à 35% en 1921(4300000) puis revient à 25% en 1928(6600000) et se stabilise à 17% en 1938 (8700000). Il se vend en 2014 en France 4 500 000 vélos pour un parc de 26 millions.
L’auteur fait également un bilan des associations d’usagers dans les années 1950. Il en cite certaines mais souligne l’échec français de constituer comme en Allemagne (ADAC) ou en Grande Bretagne des associations de masse des automobilistes :
Les Automobiles Clubs, beaucoup d’associations sans cohésion.
Le Touring Club de France qui disparaitra en 1983 mais adoptera des positions courageuses sur les réformes des années 1970 fut la seule grande association nationale.
La Prévention Routière, est un organisme privé para public, émanation de l’Union Routière, association qui regroupe les entreprises liées à l’automobile et fut surtout un lobby pour lutter contre la coordination des transports rail-route des années 20, frein à leur activité ; elle aura surtout une action éducative et restera très réservée sur les 3 règles d’or sur l’alcool, les vitesses, la ceinture…
Elle ne doit pas être confondue avec la Mission Interministérielle de la Sécurité Routière rattachée au Premier Ministre pour mettre fin à la zizanie entre les ministères crée en 1969.
Des antagonismes entre ces structures n’ont pas permis en France la création d’une grande organisation d’automobilistes comme il en existe à l’étranger, le système actuel est émietté entre assureurs, constructeurs, garagistes, monopoles autoroutiers.
On verra apparaître avec la « victimisation » de nouvelles associations comme « la Ligue contre la violence routière » regroupant des familles d’accidentés aux effectifs faibles mais dont les médias étaient friands et qui auront une certaine influence malgré un discours ambigu parfois.
Les usages et la fin d’une autre idée reçue : le rôle nié des cyclistes dans la mise en place des nouveaux modes de transport
Autre idée reçue qui voudrait que l’automobile ait eu tout à créer pour son usage comme l’indique l’auteur d’une « Histoire du Touring Club de France » : place sur la route à côté des autres usagers, formes, modalités de voyages, réglementation. Toutes ces problématiques avaient dû être abordées par les cyclistes et servir de référence par la suite. La presse sportive cycliste sera aussi en grande partie à l’origine de la presse automobile. Ainsi les cyclistes fourniront ils leur presse, leurs entreprises et leurs capitaux.
De nouveaux règlements codifieront des usages anciens ou en mettront d’autres en place :
– en 1896 on prescrit aux conducteurs et cavaliers de se ranger sur leur droite à l’approche d’un vélocipède de manière à leur laisser libre un espace utilisable d’au moins 1,50m de largeur.
– plaque minéralogique (en 1901) qui est une invention française
– élaboration du code de la route en 1921 mais préparé depuis 1909 , œuvre d’une série de commissions et s’appuyant sur une loi de la police du roulage de 1851, (héritière d’une décision du Directoire de 1796) qui fixe en particulier le sens de circulation à droite (on circulait au milieu de la route en se serrant à droite ou à gauche pour croiser ou dépasser) après beaucoup de discussions avec pour corollaire un débat sur la position du volant à gauche ou à droite( Velocio interviendra comme l’indique Raymond Henry dans son ouvrage biographique p381 pour signaler sa préférence pour circuler à gauche), le permis de conduire (ex certificat de capacité avec examen de 1899 passé à partir de 18 ans) qui est une invention française (au premier tiers du XX° siècle, de nombreux pays étrangers n’ont pas d’examen), la priorité à droite, la signalisation de danger. Le code sera retouché en 1939 et 1954,1969 ; dans les années 70 et suivantes apparaîtront les 3 Règles d’Or : contrôles d’alcoolémie, les limitations de vitesses, la ceinture de sécurité et le port du casque…dans l’air depuis plusieurs décades.
Les accidents : de la fatalité à la victimisation
Jusque dans les années 20 le trafic attelé est majoritaire, il y a coexistence avec cycles et voitures. Un fort sentiment d’impuissance et de fatalité liée à l’imprévisibilité des animaux en particulier leur effroi prédomine face aux accidents de la route. Mais il y aura un changement dans la perception sociale de ceux-ci à partir des années 1980 avec la victimisation sous l’action des médias et des familles des victimes.
De plus la presse de l’époque y trouvera le sensationnel dont elle est avide : incendie, fuite, victimes nombreuses, notable impliqué, massification du fait divers…avant de passer au catastrophisme (grands week-end end de départs et retours, alors que les chiffre de décès de ces périodes sont égaux à la moyenne annuelle).
Rapporté au chiffre de la population, le nombre d’accidents actuels (4000) est inférieur à ce qu’il était vers 1900. (5700).
Pour ce qui nous concerne, le nombre de cyclistes tués par an a beaucoup baissé : 907 en 1960 contre 250 en 2000 sans doute lié à sa baisse dans l’usage quotidien (mais il augmente de nouveau semble-t-il) et à l’expérience acquise par les cyclistes titulaires d’un permis de la conduite automobile.
La sécurité : le rôle des mains invisibles
Ce fût un long apprentissage. Les courbes d’accidents ont suivi l’augmentation du trafic jusqu’en 1972 (16 000 morts) mais curieusement se sont mises à baisser ensuite et ceci dans un ensemble de 6 pays à pratique automobile identique, la circulation a augmenté de 72% entre 1980 et 2001.
Il y avait 2500 automobiles en 1899, 300 000 en 1921, 1 900 000 en 1939, plus de 30 000 000 en 2014.
Les causes en sont multiples et sont pour la plupart des « mains invisibles » qui interviendraient pour 2/3 dans la baisse :
Conjecture ou crise économique : les divers chocs pétroliers se traduisent par une baisse
Extension du réseau autoroutier
Améliorations techniques des véhicules et de leurs dispositifs de sécurité
Actions sur les infrastructures (points noirs, giratoires, glissières de sécurité, obstacles au bord des routes : la polémique sur la présence des arbres au bord des routes dure depuis un siècle, les poids lourds considérés aussi comme un obstacle compte tenu de leur masse ont un coefficient de sur- gravité très élevé).
Traitement des blessés amélioré avec des soins sur place avant évacuation ; à ce sujet l’auteur signale que le nombre de piétons tués est plus important dans les pays où la circulation se fait à gauche.
Taux d’occupation des véhicules en baisse et diminution relative des 2 roues légers motorisés qui représentaient une forte proportion dans les années 50 et 60.
La loi Badinter protégeant cyclistes et piétons reprend la loi Jeand’heur de 1925. (responsabilité totale de l’automobiliste envers le piéton ou le cycliste compte tenu de la disparité des forces).
Observation intéressante : l’ancienneté de possession du permis et non pas l’âge est corrélée avec une baisse de l’implication des accidents, il considère que la fin de l’apprentissage de la conduite est de 12 ans de pratique, soit vers 35 ans en moyenne ce qui équivaut à 3000h de conduite. Apparition du permis à point et clarification juridique du retrait éventuel.
Une répression à géométrie variable
C’est un volet de la sécurité. L’auteur fait le constat de l’échec de la responsabilisation des conducteurs tentée à plusieurs reprises dans les années 30 et 80 ; en effet après une forte répression fin 19° siècle et début 20° siècle ( les cyclistes sont soumis jusqu’en 1896 aux caprices des réglementations municipales), elle diminuera dans les années 30, la Gendarmerie voulant se refaire une image de marque quelque peu dégradée pendant la Première Guerre Mondiale (chasse aux insoumis, annonce des décès alors qu’elle était loin du front, lui avait valu le mépris des combattants, indique l’auteur) et dans les années 80 suite à un relâchement généré par la baisse des accidents des années 70 grâce aux nouvelles mesures prises à l’époque( alcool, limitations de vitesses, ceintures, casque…)et qui continuera doucement jusqu’en 2000. Un regain d’activité des forces de police et Gendarmerie rattachée désormais au Ministère de l’Intérieur précédera de quelques mois l’installation des radars automatiques en 2003 ce qui aura pour résultat une forte baisse des accidents mortels (-12%). Curieusement les réticences à la modernisation des méthodes de répression viendront de la Police, de la Gendarmerie et de certains partis politiques pour des raisons électoralistes.
Conclusion
Cet ouvrage très dense fourmille de références, de tableaux chiffrés, de statistiques sur beaucoup de secteurs, ouvrant de nombreuses pistes de réflexion où les cyclistes ont leur place. Il a sa place sur les étagères de ceux d’entre nous qui suivent dans les structures fédérales ces questions de sécurité routière replacées dans un contexte d’un peu plus d’un siècle et met bien en perspective les choix sociologiques et politiques qui ont conduit la situation actuelle.
Jean François RINGUET et Steve JACKSON